On m’a commandé une enluminure (dans le cadre d’un échange de bons procédés, parce que « vive le troc » !). Le sujet : le poème « If », de Rudyard Kipling. Voici son élaboration, pas à pas.
Enluminer, c’est deux choses : écrire (calligraphier), et mettre en valeur le texte par une illustration (« enluminer » au sens strict du terme). Dans les deux cas, pour ce célèbre poème, je suis donc parti sur une inspiration historisante, à partir du style de l’époque d’écriture, le style victorien, et de celui de la publication (qui est posthume), le style Art Nouveau.
Pour la calligraphie, ce sera donc une cursive ronde et tarabiscotée. Les minuscules ça va, mais les majuscules, c’est une autre paire de manches… Pour l’illustration, on donne dans le vitrail et le floral : un trait noir épais, des courbes et contre-courbes qui se fondent les unes dans les autres, des iris, des roses et des feuilles régulières.
Ci-dessous, le lieu de travail, les équipements nécessaires, et les recherches graphiques déjà bien avancées.
Rapide revue des effectifs :
- un bureau avec un sous-main en cuir incrusté dans un plan de travail légèrement incliné
- deux critériums (critéria ?), épais et fin
- deux gommes, une normale et une « stylo » bien plus fine
- de l’encre noir (Pébéo, en l’occurrence)
- une plume dite « en baïonnette », particulièrement agréable pour une écriture cursive qui accentue les pleins et les déliés.
- du papier, ici du 135g/m² au grain assez lisse et régulier, légèrement ivoirin.
- un torchon / chiffon / salopin / buvard, essentiel pour éviter qu’une coulure ou éclaboussure (déjà amèrement préjudiciable) ne vienne définitivement vous donner des envies de meurtre…
- et une chose importante : le texte que vous souhaitez calligraphier, sur papier, en assez gros. Pourquoi ? Sur papier pour pouvoir raturer, marquer vos étapes si vous ne faites pas tout d’une traite, essorer votre plume ailleurs que sur votre pull ou votre voisin, etc… Et en assez gros, à la fois pour saisir les mots d’un seul coup et ne saisir que les mots, presque un par un.
Je m’attarde un peu sur ce dernier point. A mon humble avis, la calligraphie – de textes longs – est un artisanat. Pour un résultat somme toute médiocre (on parle d’écrire, pas de sculpter un David ou de peindre La Joconde, ni même d’assembler un cornet à bouquin), cela demande une patience, une abnégation, et une décomposition de mouvements répétitifs et peu épanouissants en eux-mêmes. Calligraphier revient moins, pour le calligraphe, à exalter un texte qui court à travers la page qu’à laborieusement, attentivement, reproduire des lettres en tachant de conserver une certaine régularité. Donc mon conseil, aussi ridicule soit-il, c’est d’imprimer le texte à calligraphier en gros. Ainsi l’œil s’attache-t-il moins à la phrase qu’au mot qu’il copie.
Trêve de métaphysique esthétisante, revenons au cas étudié. Sur cette photo du travail préparatoire, j’avais envisagé d’utiliser de l’aquarelle pour la couleur. Problème des couleurs : trop diluées, l’eau contamine les traits de contour à l’encre qui finit par baver : trop peu diluées, les couleurs deviennent sombres, mates, et le contour noir qui donne l’effet vitrail se perd dans la masse obscure des pigments sombres qui colorent de ténèbres nos tourments éternels. Bref on ne voit rien.
Du coup, je suis parti sur une option « Carré Conté », de petites choses colorées de section… carré, donc, que l’on peu difficilement décrire autrement que « le consensus mou entre le pastel et la craie sèche ».
On commence donc avec le tracé des lignes des strophes au critérium, du cadre général, des cadres des lettrines (qui seront des « I » de « If » en forme d’iris). Lesdites lettrines apparaissent par étape dans cette première construction de l’enluminure :
Là, une fois les iris finis et les lignes d’écriture tracées, il y en a déjà pour une bonne heure et demi de travail (hors travail préparatoire).
Précision d’importance : sur cette enluminure précisément, j’ai voulu réessayer une technique de calligraphie déjà testée une première fois dans ce – vieil – exemple :
Je zoome un peu pour expliquer :
Ici, la boucle enlevée du « l » de « les » forme la contre-boucle du « y » de « croyais » au dessus. La barre descendante dudit « y » est le même trait de plume que celle du « p » de « parcourais ». Pour arriver à cette sorte de cursive verticale, il faut un minimum de pré-écriture du texte au critérium fin, pour jauger les espacement.
ET DONC, voilà ce que ça donne sur If :
Avec un petit zoome là encore, par exemple ici au début du poème :
Ici, le « p » de « keep » se prolonge en « h » de « theirs », le « g » de « losing » forme les potences des deux « t » de « trust ».
Bon, là, entre le dessin de la frise qui compte une heure au compas et au poignet à retoucher chaque contre-courbe, et 8 à 10 minutes de calligraphie par vers… on est à plus de 6 heures.
Deux heures plus tard, fin du détourage des iris et du reste de la frise :
Et là, c’est le drame… Trois bavures sont nettement visibles (une quatrième se cache, sauras-tu la retrouver ?). Plusieurs solutions s’offrent à nous : du blanco (non, d’abord c’est moche et inefficace, mais en plus notre page n’est pas blanche, elle est ivoire), un scalpel (non pas pour découper le papier, ni pour se scarifier pour équilibrer l’immense lassitude qui vous envahit au bout de 8h de travail, mais pour gratter la surface supérieure du papier très épais qui nous sert de support, mais ça peluche et ça peut se voir), soit la solution privilégiée plus bas dite « plus c’est gros mieux ça passe » : au lieu d’éliminer le problème, je balance de l’encre à la poudre d’argent dessus. C’est opaque, ça brille, ça passe (mais ça rend très mal au scanner).
Voici donc, sans plus attendre, le résultat après trois heures supplémentaires de couleur (carré conté, estompe, gommage des débordements des estompes, repassage des contours noirs, argenture). Bonne lecture !
Matthias Mirandole
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